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Ce travail souligne que l’art, loin d’être une simple pratique esthétique, peut être un lieu de déconstruction des mythologies visuelles et de réhumanisation. Là où les médias et les motifs décoratifs enferment, la peinture fissure, trouble, et rend possible une autre manière de voir.

Huiles sur toile
"UNICITE"

Ces toiles présentent des adolescents saisis avec une frontalité proche de la photographie documentaire. Les visages sont graves, rarement souriants, parfois légèrement décalés dans leur regard, mais toujours porteurs d’une intensité silencieuse. Leurs vêtements — hoodies, survêtements, t-shirts sérigraphiés — convoquent les codes de la culture urbaine contemporaine, héritée du hip-hop et de ses déclinaisons vestimentaires. Ces tenues fonctionnent d’emblée comme signes sociaux. Les décors — murs tagués, stations de métro, espaces collectifs usés — renvoient à des territoires périphériques. La lumière, souvent froide et artificielle, instaure une atmosphère de tension et d’attente, comme si l’image retenait son souffle. Iconiquement, je tente de construire  un lexique de signes immédiatement lisibles : jeunesse, urbanité, périphérie. Ces images, en apparence réalistes, se donnent comme des arrêts sur image d’un film social.

Symboliquement, plusieurs tensions apparaissent. L’adolescence comme seuil , les personnages incarnent un âge liminal, au sens de Victor Turner — ni enfant, ni adulte, situés dans un entre-deux fragile et exposé. Ainsi le vêtement est perçu comme signe identitaire : comme l’a montré Pierre Bourdieu (La Distinction, 1979), les habitus vestimentaires condensent des positions sociales. Ici, le survêtement ou le hoodie fonctionnent comme signes d’appartenance à un groupe mais aussi comme stigmates sociaux — renvoyant au cliché médiatique du “jeune de banlieue”. Le vêtement oscille entre drapeau et marque d’exclusion.

Le regard frontal , ce geste visuel relève d’un “punctum” au sens de Roland Barthes (La Chambre claire, 1980). Fixer le spectateur instaure un rapport de force ; une défiance, demande de reconnaissance, ou appel muet. Le regard devient résistance sémiotique à l’assignation. Les lieux : métro, murs abîmés, espaces périphériques fonctionnent comme des “signes spatiaux” de la marginalité (Henri Lefebvre, La production de l’espace, 1974). Ils inscrivent les corps dans une géographie sociale de l’invisibilité.

Stuart Hall a montré comment les médias produisent des “représentations hégémoniques” qui fixent des identités sociales (Representation, 1997). Les jeunes des quartiers y sont souvent réduits à des figures anonymes, menaçantes. Je reprends ces codes pour les ralentir, les détourner : la peinture impose la durée et restitue aux visages leur singularité.

De plus les visages prennent une valeur dramatique et poétique, en rupture avec les clichés sociaux. Malgré l’ancrage documentaire, les portraits reprennent des codes de la peinture classique : cadrage centré, immobilité, lumière sculptante. Georges Didi-Huberman (Devant l’image, 1990) rappelle que l’image peut être lieu de survivance, où une intensité archaïque persiste.Je tente d' élever ainsi des figures marginalisées à une dignité iconique.

Cette série peut se lire comme une réflexion sur l’image sociale de la jeunesse des périphéries. Elle montre comment l’identité passe par des signes visibles — vêtements, postures, lieux — qui deviennent à la fois stigmates et emblèmes.

Mais surtout, elle interroge la manière dont la société regarde ces figures. Roland Barthes écrivait que toute photographie est à la fois “un certificat de présence” et une “assignation au réel” (La Chambre claire). Ici, la peinture reprend cette double fonction : elle atteste de l’existence de ces visages, mais refuse leur réduction aux clichés médiatiques.

En ralentissant l’image, en lui conférant une densité matérielle et symbolique, j' oppose la lenteur de la peinture à la vitesse des flux médiatiques. J'essaie de réinventer une visibilité pour des figures souvent invisibilisées ou stigmatisées.

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Tout ce qui brille
huiles sur toile

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Interroger le supermarché comme espace du quotidien, espace de flux tendus, où l’on ne fait que passer. En y installant des corps immobiles, les toiles en révèlent la violence latente : absence de place pour la pause, absence de reconnaissance des individus, anonymat imposé.

La peinture, ici, devient critique sociale. Là où la logique marchande invisibilise, elle ralentit et arrête. Là où les flux veulent dissoudre l’expérience singulière, elle redonne une densité aux visages.

Ces toiles rejoignent ainsi l’intuition d’Annie Ernaux : le supermarché est un lieu central de l’expérience contemporaine, mais aussi le théâtre d’une dépossession. En mettant en scène des corps en suspens, vulnérables, Je détourne la grande surface de sa fonction marchande pour en faire le lieu d’une résistance silencieuse — un espace où l’art révèle ce que la consommation efface. Elles interrogent donc la manière dont les corps sont saisis par les logiques de la consommation et montrent que l’espace du supermarché n’est pas seulement un lieu de choix libre, mais un lieu de contrainte : contrainte de circuler, de performer son rôle de consommateur, de disparaître dans le flux.

La peinture, en arrêtant ces visages, en leur restituant une aura quasi iconique, brise cette invisibilisation. Je transforme les sujets en figures, leur rend une dignité niée par la logique marchande.

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Entre cadre pictural et plan cinématographique : l’univers suspendu

Les peintures se présentent comme des images arrêtées, des fragments de récit figés dans la toile à la manière d’un photogramme. La composition scénique emprunte directement au cinéma : cadrage frontal, personnages disposés comme des actrices dans un plan, décor saturé de motifs rappelant un plateau de théâtre. La présence du miroir, des reflets ou de postures ambiguës renforce cette impression d’un récit en suspens, comme si le tableau retenait son souffle. À l’image de Carné dans Les Enfants du Paradis, j' explore le double registre du théâtre et du cinéma, de la réalité et de son artifice, pour mieux interroger la fragilité des apparences.

Au cœur de cette dramaturgie picturale surgit la figure de l’enfant. Isolé, grave, absorbé, il n’incarne ni le jeu ni la légèreté, mais une forme de seuil : entre enfance et monde adulte, entre nature vivante et nature domestiquée. Dans une de ses toiles, l’enfant tient une colombe blanche, fragile éclat de vie contrastant avec la prolifération d’oiseaux sombres en arrière-plan. Son vêtement, saturé de motifs floraux semblables à ceux du mur, dissout son corps dans le décor. Ici, le vêtement devient un écran : il efface les contours, absorbe l’individu dans une surface ornementale, et interroge la frontière entre sujet et objet, vivant et motif.

Cette tension entre nature artificielle et nature symbolique traverse toute l’œuvre. Les oiseaux imprimés, figés dans le mur ou le tissu, ne sont plus que des silhouettes répétées, décoratives, vidées de leur vitalité. En contrepoint, la colombe blanche — vivante ou factice, réelle ou de porcelaine — conserve une force d’ambiguïté : promesse d’avenir, mais aussi signe d’un vivant déjà captif. Je mets ainsi en scène la question de notre rapport au monde naturel : que reste-t-il de la nature lorsqu’elle est réduite à motif, domestiquée en image, neutralisée par l’artifice ?

La résonance avec Les Enfants du Paradis apparaît ici. Dans le film de Carné, les personnages évoluent dans un univers de décors peints et de costumes, où la liberté des êtres — notamment celle de Garance — est sans cesse menacée par l’artifice qui les entoure. Le vêtement y est à la fois moyen d’expression et instrument d’aliénation, tout comme dans mes peintures il absorbe l’individu dans un décor saturé. Garance, prisonnière des regards et des conventions sociales, reflète en négatif la colombe blanche tenue par l’enfant : une liberté possible mais contrainte, toujours sur le point de s’échapper, jamais totalement saisie.

Les tableaux construisent ainsi une poétique du temps suspendu. Ils condensent plusieurs strates de temporalité — mémoire d’enfance, réminiscences domestiques, symboles intemporels — pour proposer au spectateur une expérience où le temps ne s’écoule pas mais s’épaissit. Dans cette immobilité tendue, le regard est invité à s’interroger : sur l’avenir que porte l’enfant, sur le statut de la nature dans nos environnements saturés d’images, sur le pouvoir du vêtement à dire l’identité autant qu’à la dissoudre.

Entre peinture et cinéma, entre décor et vivant, je fais apparaître la même ambiguïté  : une liberté à la fois exaltée et entravée, suspendue à l’écran comme sur la toile, fragile éclat d’humanité pris au piège des images.


siret: 79398142400013
affiliée maison des artistes

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